jeudi 31 mars 2016

Participatif contre algorithme : la big data a-t-il une couleur politique ?


Il est d’usage de confronter le système participatif, celui qui repose sur le partage et l’échange par les réseaux, à l’algorithme qui revient à scruter le comportement des consommateurs pour le mettre en équations. D’un côté, la démocratie, de l’autre, Big Brother, expression cachée d’un totalitarisme moderne. Les choses sont-elles si simples ?


La formule n’est pas de moi : je l’ai entendue de la bouche d’Olivier Margerand à l’occasion d’une conférence. « Participatif = stade poussé de la démocratie. Algorithmique = automatisé par analyse » m’a-t-il tweeté lorsque je lui ai demandé de préciser sa pensée.
L’idée est intéressante, que de confronter ainsi les réseaux et les moteurs, la démocratie et la dictature, les gentils et les méchants… (Rendons justice à Olivier : jamais il ne m’a parlé de totalitarisme, c’est moi qui conclus ainsi). Allons plus loin : les startups, les coworkers et les connectés d’un côté, contre les big firms, les Gafa* et les adeptes du big data de l’autre.

(Re)lisons Tocqueville


Avoir fait Sciences Po m’a au moins appris une chose, c’est de me méfier des raccourcis, surtout lorsqu’ils sont politiques.
Premier raccourci : le web est construit sur le participatif, donc il est l’expression de la démocratie. Là, c’est facile de démontrer le contraire : les réseaux sociaux sont aussi le tuyau par lequel passe la propagande la plus sombre, le réceptacle des théories conspirationnistes les plus fumeuses et j’en passe. Quant à savoir si le participatif, c’est la démocratie, il suffit de relire Tocqueville (un écrivain d’avant la création d’Arpanet) pour se rappeler que la loi du plus grand nombre peut aussi aboutir à l’oppression des minorités. Tocqueville appelle cela la tyrannie de la majorité.

Second raccourci : l’algorithme est un totalitarisme. En fait, on touche là au fond du métier du marketeur. Il faut bien se rendre à l’évidence que le rêve ultime d’un homme ou d’une femme de marketing est de mettre le comportement des consommateurs en équations. Et cela depuis toujours, bien avant l’irruption du numérique. Les Yves Rocher, La Redoute et autres vépécistes ne faisaient pas autre chose en leur temps, lorsqu’ils scrutaient la variation des taux de transformation de leurs mailings en fonction du contenu du message, de la couleur ou de la création graphique. Les merchandiseurs ne pensaient pas autrement lorsqu’ils testaient la réactivité des acheteurs en fonction de l’aménagement des hypermarchés. On parlait alors de modèles RFM (récence, fréquence, montant) pour segmenter les bases de données. On fait aujourd’hui du big data.

Le marketing est apolitique


Que reprocher à Google qui mémorise l’historique de nos recherches lorsque son objectif est d’améliorer la pertinence de ses réponses ? Pourquoi son algorithme est-il si hermétique si ce n’est pour protéger la neutralité de son moteur des détournements des annonceurs qui voudraient bien que leurs sites remontent dans le classement du référencement naturel ? Que dire de Criteo qui fait que les publicités qui nous sont présentées en ligne répondent à un besoin que nous avons exprimé ? Eh bien, on peut dire qu’ils font leur travail… Mais voir dans leurs algorithmes une volonté perverse de contrôler les esprits pour dominer le monde, on en est loin. Le marketing ne fait pas de politique.

Le marketing, adepte du béhaviorisme


Il reste que le marketing, dans son analyse, est indéniablement inspiré des théories behavioristes qui voudraient que le comportement humain soit prévisible. A les croire, l’homme répond à des stimuli et la loi du nombre (celle des statistiques) fait que l’on peut orienter les actes d’achat des consommateurs si on actionne les bons leviers.
Mais tout cela est un peu théorique : ni le béhaviorisme, ni le marketing, ni le big data n’atteindront le Graal de la mise en équation du comportement humain. C’est que les actions des individus ne sont pas seulement le fruit de stimulations : elles dépendent aussi de facteur psychologiques, historiques ou sociétaux qui lui sont intimement propres et qui font que le consommateur sera toujours et indéfectiblement un mystère.
Après tout, l’homme est un être libre dans ses actes et ses pensées.

* Gafa : Google, Apple, FaceBook et Amazon


PS. Pour ceux que cela amusera, je leur suggère une de mes publications littéraires sur le sujet, avec un point de vue tout à fait opposé… mais il s’agit d’anticipation, n’est-ce-pas ?

mercredi 9 mars 2016

Les brokers sont-ils menacés d’uberisation ? Les conseils en immobilier d’entreprise à l’épreuve du numérique.


On leur prédit un destin funeste. Parce qu’ils sont intermédiaires entre vendeurs et acheteurs, bailleurs et locataires, les  conseils en immobilier tertiaire seraient nécessairement appelés à disparaître. Et pourtant, rien ne montre que leur position soit menacée. Sauf que l’irruption du numérique modifie en profondeur leur façon de travailler et les oblige à reconstruire leur chaîne de valeur vers plus de conseil et d’accompagnement.


C’était la belle époque des business models et des prédictions alarmistes : si vous ne changez pas, vous mourrez. C’était en l’an 2000, quelques mois avant l’éclatement de la Bulle Internet. Et, déjà, les brokers, ces grands cabinets internationaux qui mettent en contact acheteurs et vendeurs, propriétaires et locataires d’immobilier tertiaire, étaient dans le collimateur et leur mort prochainement annoncée. C’est que personne n’aime les intermédiaires. Payer une commission sur une transaction est toujours difficile à admettre, que l’on soit investisseur, propriétaire, bailleur ou locataire.
Quinze ans plus tard, les brokers sont toujours là, mais leurs détracteurs aussi. « Uberisation », « désintermédiation », « disruption » : à écouter ces derniers, le grand soir est enfin venu, les commercialisateurs immobiliers seraient les prochains sur la liste des victimes de la digitalisation.
Mais alors, comment expliquer qu’ils soient toujours présents ? Peut-être ont-ils su s’adapter ? Et si la menace était plus subtile que cela ?

Partager ses données, c’est bien, en confier la gestion à un tiers, c’est dangereux


Revenons de nouveau en arrière. Il y a pratiquement 30 ans, en 1987 – donc aux prémices du développement de l’Internet – Andrew Florance créait à Washington CoStar, une startup dont la position allait devenir clé, si ce n’est hégémonique, sur le marché de l’immobilier d’entreprise. Son idée ? Compiler les informations sur les transactions des grands brokers et les retraiter pour… leur revendre. Une espèce de gigantesque banque de données partagée. Le modèle était simple, encore fallait-il convaincre les commercialisateurs d’y souscrire pour atteindre un niveau de crédibilité qui lui permette de prendre la place de leader sur son marché.
Mais voilà : partager ses données, c’est bien, en confier la gestion à un tiers, c’est dangereux. Très vite, les brokers se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient plus se passer de CoStar et que ce dernier leur coûtait bien cher.
Pour éviter que la France ne soit contaminée par ce modèle numérique, quatre conseils en immobilier leaders de la place (BNP Paribas Real Estate, CBRE, DTZ et JLL) créaient en 2001 le GIE ImmoStat, sur le même modèle de compilateur de données et, pour corollaire, Webimm, site de publication des annonces d’immobilier d’entreprise. Ouf ! La Gaulle était sauvée de la menace d’invasion anglo-saxonne.

Des solutions génératrices de valeur


Les commercialisateurs sont-ils véritablement menacés par le numérique ? Je ne crois pas. CoStar, pour ne parler que de lui, n’est qu’un outil et participe, en tant que tel, à l’amélioration de la productivité des brokers. En mettant à leur disposition des informations compilées et validées par ses 1200 collaborateurs, il leur permet d’économiser des milliers de dollars en ressources qu’il leur aurait fallu affecter à la documentation et la gestion des données. Que la facture soit douloureuse à régler en fin d’année, on le conçoit, mais le bénéfice vaut largement ce coût.
Par ailleurs, son modèle est lui-même confronté à l’émergence de nouveaux acteurs qui s’engouffrent dans le canal des fournisseurs de solutions génératrices de valeur. CompStak, par exemple, ou encore HighTower, sur le marché locatif, proposent une offre de services qui, intégrant l’accès à des données compilées et vérifiées, y ajoutent des outils métier très ciblés : gestion des opportunités pour les brokers, analyse des actifs en due diligence pour les investisseurs ou amélioration du rendement d’un parc immobilier pour un propriétaire. En France, la Place de l’Immobilier, suivant la même voie, propose aux acteurs de jauger le marché à partir de la base d’information qu’elle gère. On pourrait aussi citer Honest Buildings qui s’est attaqué aux appels d’offres en ligne. Ainsi, les sources d’amélioration de la productivité sont multipliées pour qui n’a pas peur d’intégrer les technologies numériques dans le quotidien de ses collaborateurs.

L’irruption du numérique n’est pas une disruption


Est-ce à dire qu’il n’y a rien à changer au modèle des brokers ? Certes non : si l’irruption du numérique n’est pas une disruption (rupture), elle a modifié en profondeur leur métier comme l’atteste l’exemple américain. Jadis, pour caricaturer, le commercialisateur jouait le rôle d’entremetteur en donnant accès au marché et en délivrant de l’information. Cette fonction de détenteur de l’information n’a plus aujourd’hui grand intérêt, dans la mesure où les machines peuvent remplacer l’homme pour ce faire. Celui qui cherche à investir ou à louer dispose, aux États-Unis, d’une vision exhaustive des offres du marché et des transactions passées. Il n’a plus à passer par l’intermédiaire d’un broker pour cela, car, sur CompStak par exemple, il a une vision précise du positionnement de son actif dans le marché, des loyers pratiqués dans d’autres immeubles à proximité, des transactions récentes etc.
Ça change tout, car l’accès ouvert à l’information nivelle – a priori – les brokers entre eux. Il n’y a plus de différence entre un major, qui était jadis détenteur de l’information du marché, et une officine de quartier.  Pour se démarquer les uns des autres, ils ont été contraints de faire évoluer leur offre en la tirant vers le haut.

Tirer vers le haut le niveau de conseil et d’accompagnement

                       
Le métier du commercialisateur a donc évolué, poussé par le numérique. Premièrement, il s’est concentré sur les affaires les plus complexes, sur lesquelles son savoir-faire et sa technicité ont le plus d’impact. Deuxièmement, il a cherché à sécuriser en amont sa relation avec son client en lui proposant de l’accompagner à moyen terme, sur la durée de son projet. D’où la recherche de mandats au long cours, notamment pour conseiller des preneurs ou des investisseurs (buy side) ayant des problématiques globales à gérer dans le temps. Enfin, troisième changement, la recherche de l’intégration technologique entre ses systèmes et ceux de son client (extranets interfacés, APIs etc.). Double intérêt de cette intégration : non seulement elle génère des gains de productivité chez le client, mais en plus, elle renforce sa fidélité, car le coût de la rupture du contrat est plus lourd à supporter, les interfaces informatiques devant être redéveloppées en cas de changement de partenaire.

En conclusion, s’il n’y a pas de menace de disruption, il y a bien eu, aux Etats-Unis, une évolution des métiers du broker du fait de l’automatisation accélérée des tâches. L’évolution n’a pas pris la même ampleur en France, non pas que nous soyons moins doués en technologie, mais la sanctuarisation des données chez ImmoStat a contribué à bloquer l’évolution. Il est en effet difficile aux startups de travailler sur de nouveaux outils métiers à l’usage des commercialisateurs, comme le proposent Compstak, HighTower ou Honest Builings outre-Atlantique, sans avoir l’accès à la source, aux données du marché. Pour l’instant, on en est encore resté, en dehors des élus qui y ont accès via ImmoStat, à l’âge de pierre, et il faut, pour les autres brokers, déployer des trésors de ruse pour connaître les vrais prix de transaction et donner des références fiables à leurs clients. La position française pourra-t-elle tenir longtemps ? Elle est, en tous cas, difficile à défendre et elle ralentit la modernisation de la profession, en empêchant le développement de nouveaux acteurs numériques et en freinant l’évolution des prestations des brokers vers plus de conseil, d’accompagnement et de sophistication, comme on l’a vu aux États-Unis. C’est aussi mettre un barrage à la tendance qui veut que l’information soit de plus en plus partagée et que son coût baisse vers zéro. Que l’on soit d’accord ou non, qu’on le déplore ou non, c’est ainsi que va le monde aujourd’hui et il faut le prendre en compte si on veut tirer parti des évolutions de notre environnement.